TRIBUNE. On accuse la « loi du marché » d’être à l’origine des maux du système hospitalier. Et si, en réalité, il ne répondait plus aux défis actuels de la santé ?

L’hôpital va mal, très mal, de plus en plus mal. Il n’est pas une semaine sans que ses souffrances résonnent dans l’espace public. Mais de quoi souffre-t-il ? À cette question, une réponse, une seule : c’est la faute à la T2A (tarification à l’activité) ! C’est la seule explication qui court dans les médias. Du soignant de terrain au plus éminent spécialiste en questions de santé, c’est toujours le même discours : la course à la productivité, l’évolution managériale sont à l’origine du mal qui gangrène l’institution. Depuis la loi HPST de 2009 (Hôpital, patient, santé territoires), on veut gérer l’hôpital comme une entreprise, c’est donc la faute à la loi HPST. Le magazine Envoyé spécial avait donné pour titre à son émission du 7 septembre 2017 : « Hôpital, la loi du marché ».
Les entreprises, les cliniques privées ne sont-elles pas autant, sinon plus, soumises aux contraintes de productivité ? Je ne doute pas qu’on souffre aussi dans l’entreprise et dans les cliniques privées. Pourtant, depuis des mois, c’est bien la souffrance de l’hôpital qui est au premier plan de l’actualité.
Une perversion de l’offre de soins
De quoi souffre notre hôpital ? Si je devais répondre d’un mot, je dirais que l’hôpital n’est plus à la verticale de son temps. Cette explication peut surprendre, car l’hôpital est aujourd’hui la vitrine des techniques médicales les plus modernes. Et les progrès techniques n’ont-ils pas considérablement amélioré notre santé ? C’est vrai, mais il ne faut pas oublier que la santé aujourd’hui repose sur des préceptes d’une simplicité biblique : une bonne alimentation, bouger, s’abstenir de boire trop d’alcool, de fumer, préserver notre environnement de la pollution.
Aujourd’hui, ce sont les maladies chroniques qui dominent le paysage épidémiologique. Elles pèsent de 100 milliards d’euros soit les deux tiers des dépenses de la Sécurité sociale et sont à l’origine de 88 % des décès. La technologie médicale nous fascine, nous lui prêtons des pouvoirs quasi magiques. Ainsi l’hôpital, temple de la technique médicale, est perçu comme l’instrument tout-puissant de notre système de soins. Alors qu’il apporte parfois des solutions dérisoires voire absurdes à nos véritables problèmes de santé.
La chirurgie de l’obésité est emblématique de la perversion de nos mentalités. Quand il faudrait apprendre aux patients à mieux se nourrir, nous leur proposons leby-pass. Il s’agit bien d’une perversion de l’offre de soins quand on sait que certains patients qui n’ont pas un indice de masse corporelle conforme aux recommandations prennent 15 kilos pour avoir le ticket pour l’intervention.
Dans ce nouveau paysage sanitaire, faire de l’hôpital le pivot, la structure suzeraine, de notre système de soins apparaît comme un non-sens. Aujourd’hui, ce n’est pas à l’hôpital que se joue notre santé. C’est en amont de l’hôpital, dans son extérieur que les grands enjeux de santé publique nous pressent d’agir. Dans le cycle de déroulement des maladies chroniques, l’hôpital et ses techniques arrivent en bout de chaîne, ce sont les échecs de la prévention, de l’éducation thérapeutique qui échouent à l’hôpital. Le déblocage épistémologique de notre système ne sera possible qu’au prix d’une révolution copernicienne : l’hôpital doit devenir le satellite d’un modèle à construire. Notre obstination à renforcer, de réforme en réforme, le rôle de l’hôpital dans le système de santé, procède d’une crispation idéologique.
Ce n’est pas à l’hôpital que se joue notre santé
Pourquoi cette crispation idéologique ? Pour le comprendre, il faut revisiter l’histoire de l’hôpital en France. Fondé au milieu du XVIIe, l’hôpital était un lieu ambigu d’accueil et d’enfermement, de soins et d’insalubrité et pesait lourdement sur les finances de l’État. Au point que les révolutionnaires de 1789 avaient envisagé de le supprimer. Ils ont renoncé et finalement transformé l’hôpital public en « machines à guérir ». L’hôpital du XVIIIe siècle a été conçu pour soigner des maladies infectieuses, on y mourait ou on y guérissait vite. Il y a eu alors une réflexion d’une extraordinaire intensité sur les espaces médicaux, sur la taille des hôpitaux, leur répartition dans l’espace urbain, leur architecture. L’architecture des hôpitaux était conçue en fonction d’une curieuse théorie de l’air. On pensait que l’air avait une influence directe sur l’organisme. On imaginait en effet qu’il transportait des miasmes qui se transmettaient à l’organisme. Le XVIIIe siècle a été obsédé par ce problème de circulation de l’air. Et on va donc penser l’architecture de l’hôpital en fonction de cette théorie. On n’imagine pas l’effervescence intellectuelle qui a animé cette époque autour de l’idée de construire une sorte d’hôpital idéal. À la suite du troisième incendie de l’hôtel-Dieu à Paris, en 1772, plus de 200 projets de reconstruction seront proposés.
Le prestige de l’hôpital a été relancé par les ordonnances de 1958 qui coïncident avec l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle. L’État publie trois ordonnances qui vont servir de socle aux évolutions futures. La troisième ordonnance, inspirée par le Pr Robert Debré, impose le temps plein aux médecins des hôpitaux universitaires et les oblige à consacrer la totalité de leur temps aux soins, à l’enseignement et à la recherche. À compter de cette date, nos élites médicales se trouvent entièrement incorporées à la structure hospitalière. L’hospitalocentrisme est né et nous y sommes encore.
L’hôpital, ses techniques, exerce une force d’attraction centripète. On veut tout faire graviter autour de cet hôpital. Cet hôpital Protée souffre de son hétérogénéité. Celle-ci tient à de multiples raisons.
Gigantisme
Première raison : le principe d’exhaustivité. On ne conçoit pas un hôpital qui n’offrirait pas toute la palette des spécialités. Et ce qui joue en faveur du principe centralisateur, c’est encore le prestige de la technique. Technique qui sert de prétexte à agréger autour de plateaux à haut niveau technologique un ensemble de services qui déclinent toute la gamme des spécialités médicales et chirurgicales. Or il n’y a pas nécessairement de lien organique entre toutes ces spécialités. Ce principe d’exhaustivité conduit au gigantisme hospitalier.
Deuxième raison : la différenciation des lits. Les échecs des réformes hospitalières depuis 25 ans sont la conséquence logique d’une absence de réflexion sur les espaces médicaux. Du fait de l’intrusion de la technique à l’hôpital, les lits ne constituent plus maintenant une collection indifférenciée dans le champ hospitalier. Dans l’hôpital moderne, le principe organisateur des espaces, c’est-à-dire de leur regroupement ou de leur différenciation, se réfère de plus en plus à des modes de fonctionnement liés à des techniques. Ainsi est apparue une nouvelle classification des espaces médicaux : soins intensifs, soins de suite, chirurgie ambulatoire, exploration fonctionnelle, rééducation, courts séjours, longs séjours.
Troisième raison : les missions très différentes, à caractère social, que l’on continue d’assigner à l’hôpital. À l’hôpital, vitrine des technologies les plus modernes, on continue d’assigner son ancienne fonction d’assistance. Il est vrai que la notion de service public est historiquement consubstantielle à l’hôpital. Le législateur n’a cessé de demander à l’hôpital public d’endosser des missions de santé de plus en plus nombreuses. La loi HPST a en effet supprimé le bloc organique qui définissait jusqu’alors le service public hospitalier pour lui préférer des missions de service public hospitalier. Elle en a fixé 14. La loi Santé 2016 revient sur les décisions de la loi HPST en affirmant que « le service public hospitalier exerce l’ensemble des missions dévolues aux établissements de santé ».
Quatrième raison : le personnel. Il existe trois hiérarchies à l’hôpital : médicale, infirmière, gestionnaire. Aucune n’a, en principe, d’autorité sur les autres. Rose-Marie Van Lerberghe [1], qui avait été directrice de l’APHP, après avoir été à la tête du groupe Danone, avait pointé ce vice fondamental des trois hiérarchies parallèles : « Conçoit-on, disait-elle, une entreprise où les ingénieurs n’obéiraient qu’au directeur industriel, les vendeurs qu’au directeur commercial ? Ce serait l’échec assuré. »
Un déficit d’autorité
Par ailleurs si l’on regarde la hiérarchie médicale, force est de reconnaître qu’elle n’est pas clairement définie. Le tissu médical est constitué de la juxtaposition d’individualités. Le chef de service ou de pôle n’a, sur les praticiens, qu’une autorité fonctionnelle, comme on le lit dans les textes. Je n’ai jamais compris ce que signifiait « autorité fonctionnelle ». En réalité, il n’a aucune autorité. D’où cette profonde crise du pouvoir de l’hôpital aujourd’hui. Déjà en 1969, aux Assises de l’hospitalisation publique, un médecin faisait cette réflexion : « Nous considérons qu’il existe peu d’organismes où l’exercice de l’autorité est aussi difficultueux qu’à l’hôpital public et où les règles de la hiérarchie sont aussi indéfinissables. L’hôpital, c’est un peu le lieu où tout le monde commande. Nous ne voudrions pas ajouter, dans certains cas, le lieu où personne n’obéit [2]. »
Ce qui fait le grand mal-être de l’hôpital, c’est son incapacité à trancher les conflits. C’est pourquoi les passions se déchaînent, les coalitions, les complots, les basses manœuvres mènent le jeu des rapports humains. Dans ce huis clos infernal, certains n’ont d’autres solutions que le suicide, comme, dernièrement, ce professeur de neurologie à Grenoble, ou encore le professeur Jean-Louis Mégnien en décembre 2015. Dans le livre du Pr Halimi, Hôpitaux en détresse, on relève cette réflexion d’un médecin harcelé : « L’hôpital est un espace de non-droit. » Il l’est en effet devenu parce qu’il est lui-même illégitime.
Dans l’émission Au ventre de l’hôpital, qui a beaucoup ému l’opinion, on voit une jeune anesthésiste répéter compulsivement : « Ça n’a plus de sens. » Perte du sens, c’est là tout le drame de notre hôpital. L’hôpital est une sorte de chimère découplée des réalités de santé publique.
Derrière le mot hôpital qu’on brandit comme une évidence se cache une réalité insaisissable. Qu’est-ce qu’un hôpital, quels doivent être sa place, son rôle dans notre système de soins ? Ces questions, on ne se les pose pas. Il est urgent de refonder l’hôpital public sur de nouveaux concepts. Car l’hôpital est un concept. Les hommes du siècle des Lumières l’avaient compris. Maintenant, c’est à nous de redonner du sens à notre hôpital moribond.
[1] Rose-Marie Van Lerberghe : Oui, la réforme est possible, 2007, Albin Michel, Paris, 2007.
2] Revue hospitalière de France n° 225.
* Gynécologue-obstétricien au Groupe l’hôpital du Havre, à la retraite.
Source : De quoi l’hôpital souffre-t-il vraiment ?
Verso suit les maux du système hospitalier.